On nous a dit que la guerre ne visait pas les Tigréens ordinaires. Pourtant, comme des milliers de personnes souffrent et que nos compatriotes restent silencieux, c'est ce que l'on ressent.

"Prix Nobel de la Guerre" : Abiy Ahmed, vu par Amorim, Brésil
Lorsque j'étais enfant, dans les années 1980, à Asmara, alors ville éthiopienne [aujourd’hui capitale de l’Érythrée, NdT], mes parents me demandaient souvent ce que je voulais faire plus tard. Je répondais toujours que je voulais être pilote de chasse ou général d'armée. La raison en était simple. Mon père était soldat dans l'armée éthiopienne sous le régime du DERG et je voulais moi aussi tuer les « ennemis » de la nation.
En grandissant dans cette époque de guerre, le bruit des roquettes et des balles constituait la bande-son de la vie et les médias contrôlés par l'État fournissaient le scénario permettant de donner un sens au monde. On m'a appris à voir le conflit en noir et blanc, avec les bons patriotes éthiopiens d'un côté et les odieux rebelles de l'autre. J'apprenais par cœur les chants de guerre et écrivais des poèmes en l'honneur des héros de guerre. Dans les derniers jours du régime brutal du DERG en 1991, je me souviens très bien avoir pleuré en brandissant le drapeau vert, jaune et rouge de l'Éthiopie.
Ce que je ne savais pas alors, c'est que les « ennemis » que mon père avait combattus comprenaient ses cousins et les enfants de nos voisins. La guerre civile a profondément entamé les liens sociaux et culturels des nombreux groupes ethniques d'Éthiopie, opposant souvent les membres d'une même famille. Mon père, originaire de la région du Tigré, a combattu les membres de son propre groupe ethnique, qui faisaient partie du Front de libération du peuple tigré (TPLF) et du Front de libération du peuple érythréen (EPLF).
Pour ma famille, être Tigréen et Éthiopien était une condition précaire. Les partisans du régime du DERG se méfiaient de nous en raison de notre origine ethnique et nous soupçonnaient d'être des agents du TPLF. Parmi les Tigréens, nous étions considérés comme ayant trahi notre peuple en prenant parti pour le gouvernement. Comme des milliers d'autres familles, nous avons été maltraités de différents côtés alors que nous essayions de jongler entre nos identités ethnique et nationale.
En 1991, le régime répressif du DERG a été défait. Le TPLF est devenu le leader effectif de l'Éthiopie et l'EPLF a pris le contrôle de l'Érythrée, qui est devenue un pays indépendant. Ma famille a quitté Asmara pour Addis-Abeba où nous avons vécu dans un camp de réfugiés pendant les dix années suivantes. Le nouveau gouvernement n'était pas pressé d'aider les familles des soldats qui avaient combattu contre lui.
Tout avait changé en Éthiopie, mais nos questions d'appartenance restaient aussi complexes que jamais. En tant que réfugiés d'Érythrée, nous étions considérés comme des étrangers. Mais en tant que Tigréens, nous étions considérés comme des bénéficiaires du nouveau gouvernement dominé par les Tigréens.
Pendant les 27 années suivantes, la coalition au pouvoir dirigée par le TPLF a gouverné le pays. Elle a poursuivi une forme de fédéralisme ethnique qui a conduit à une conscience ethnique croissante et à un affaiblissement de l'identité pan-éthiopienne. Au fil du temps, cependant, la résistance populaire à la domination tigréenne et à son régime antidémocratique a conduit à sa disparition au milieu d'énormes manifestations. En 2018, la coalition au pouvoir a choisi un nouveau leader. Abiy Ahmed, originaire de la région de l’Oromia, est arrivé au pouvoir en promettant espoir, paix et unité. Cela n'a pas duré longtemps. Ses relations se sont brisées avec les fonctionnaires du TPLF, autrefois puissants, qui se sont retirés dans leur région d'origine. Le 4 novembre 2020, Abiy a déclaré la guerre au Tigré.
Le conflit en cours a donné lieu à une nouvelle réflexion sur ce que signifie être Tigréen dans le cadre plus large de la politique éthiopienne. La guerre se déroule dans un contexte de résurgence du pan-éthiopianisme qui a fait du TPLF son ennemi juré. Le gouvernement a présenté ses actions comme une « opération de maintien de l'ordre » contre le TPLF et non comme une guerre contre le peuple du Tigré, et pourtant c'est ainsi que beaucoup de gens l'ont vécue.
De nombreux Tigréens soutiennent le TPLF, comme en témoigne le résultat des élections régionales de septembre 2020, considérées comme illégales par le gouvernement fédéral. En outre, dans le cadre de l'actuelle « opération de maintien de l'ordre » lancée pour capturer les principaux dirigeants du parti, des milliers de personnes ordinaires ont été tuées ou déplacées. Pendant ce temps, de nombreux non-Tigréens ont célébré la prise de Mekelle, la capitale du Tigré, et sont restés silencieux lorsque le gouvernement a empêché l'aide de parvenir à leurs compatriotes. Le profilage ethnique et le harcèlement des Tigréens sont en augmentation.
Certains amis et membres de ma famille que je connais depuis longtemps ont déclaré soutenir la guerre, malgré la dévastation et la misère indicibles qu'elle a causées à d'innombrables familles. Mes liens sociaux sont devenus de plus en plus ténus. Face à la crise humanitaire émergente qui touche les Tigréens ordinaires, la tentative délibérée du gouvernement de refuser l'aide et le silence et le soutien de la majorité des Éthiopiens ont érodé le sentiment d'appartenance et d'identification que j'avais autrefois avec l'Éthiopie.
L'un des aspects les plus douloureux pour moi est que mon père, qui a toujours été un fier Éthiopien, a une fois de plus été condamné à la souffrance et à l'isolement par le pays pour lequel il avait sacrifié 28 ans de sa vie. Personnellement, il me semble impossible d'être à la fois tigréen et éthiopien dans la situation actuelle. À cause de la guerre et de la réaction de tant de mes compatriotes face à la souffrance des Tigréens, le lien que j'avais avec l'Éthiopie semble irrémédiablement brisé.
