Les militants de la paix les plus dévoués dont vous ayez jamais entendu parler prennent le chemin d’une prison fédérale en pleine pandémie mortelle.

Carmen Trotta
Chaque week-end, alors que l'East Village de New York se remplit de tables sur les trottoirs pour le brunch, l'activiste Carmen Trotta mène une veillée pour mettre fin à la guerre soutenue par les USA au Yémen dans le parc de Tompkins Square. Il ne lui reste plus que quelques samedis matin avant de devoir se présenter à la prison fédérale, en compagnie d'autres militants de Plowshares*, le mouvement pacifiste chrétien anti-nucléaire. Malgré une pandémie mortelle qui ravage les populations carcérales, Trotta, Martha Hennessy, Clare Grady et Patrick O'Neill doivent se présenter en prison dans les prochains mois pour avoir milité contre un dépôt d'armes nucléaires présumé.
Il y a plus de deux ans, Trotta et Hennessy, deux des sept militants connus sous le nom de Kings Bay Plowshares Seven, ont pénétré pacifiquement dans la base navale de Brunswick, en Géorgie, au péril de leur vie, pour protester contre l'arsenal nucléaire présumé qui s'y trouvait. Armés uniquement de flacons de leur propre sang, de marteaux, d'appareils photo GoPro, de bombes de peinture, de banderoles de protestation et du livre du lanceur d’alerte Daniel Ellsberg, les militants ont symboliquement tenté de désamorcer les armes nucléaires placées sur les sous-marins Trident de la base.

Le militant de Plowshares Carmen Trotta, au centre, mène une veillée pour mettre fin à la guerre et à la crise humanitaire au Yémen au Tompkins Square Park, à New York, le 14 novembre 2020. Photo : Elise Swain/The Intercept
L'action directe non violente a eu lieu à l'occasion du 50e anniversaire de l'assassinat de Martin Luther King Jr. Loin des projecteurs des grands médias, tous les militants, sauf un, ont été discrètement condamnés pour leur combat confessionnel contre le gouvernement usaméricain pour possession « immorale » d'armes nucléaires. Les activistes ont été accusés de trois crimes - conspiration, destruction de biens du gouvernement, déprédation - et d'un délit d'intrusion.
La condamnation – entraînant l'envoi de militants âgés dans des prisons fédérales en pleine pandémie de coronavirus - s'inscrit dans la longue histoire de la répression du gouvernement contre les personnes de conscience qui osent manifester leur dissidence. L'accélération par le président Donald Trump de pesantes inculpations fédérales de manifestants a attiré l'attention des médias.

Martha Hennessy, militante de Plowshares et membre du Mouvement des travailleurs catholiques, photographiée à la Mary House de New York, le 14 novembre 2020. Photo : Elise Swain/ The Intercept
Pourtant, des militants comme ceux de la communauté Plowshares, dont les protestations attirent moins l'attention, subissent les conséquences d'un consensus bipartisan sur des mesures de répression sévères liées à l'action directe contre les soi-disant politiques de défense. À l’enseigne de la sécurité nationale, les persécutions de personnalités comme Chelsea Manning, Daniel Everette Hale ou Reality Winner provoquent une polarisation ou ne parviennent pas à susciter la colère du public, si tant qu’elles soient remarquées.
Ce fut le cas la semaine dernière, lorsque peu de gens ont pris note des dernières condamnations de Plowshares. Trotta, 58 ans, Hennessy, 65 ans, ainsi que Grady, 62 ans, ont été condamnés par la juge Lisa Godbey Wood lors de séances individuelles de tribunal virtuel. Trotta a été condamné à 14 mois, Grady à 12 mois et un jour, et Hennessy à 10 mois ; tous ont été condamnés à payer des dommages et intérêts et ont écopé d'années de liberté surveillée. Comme les cas de Covid-19 ont submergé la Géorgie, les accusés ont accepté à contrecœur subir leur condamnation sans comparaître en personne. Seul Mark Colville, 59 ans, n'a pas encore été condamné. Colville refuse de se rendre en Géorgie à cause du coronavirus et ne renoncera pas à son droit constitutionnel à une condamnation en « présentiel » devant le tribunal.
Mettre en lumière le sort des autres
La prison est un châtiment barbare, et la possibilité de mort et de maladie grave de Covid-19 n'a fait que rendre l'incarcération encore plus brutale. Les USA ont dépassé les 11 millions de cas de coronavirus la semaine dernière [début novembre 2020, NdT], et les autorités continuent de mal gérer la pandémie dans les prisons du pays.
Ces militants, cependant, ont accepté la durée des peines avec grâce et compassion pour les moins chanceux. « J'espère qu'avec le temps qui m'est imparti, je ne serai que brièvement sur place et qu'ensuite je serai envoyée dans une maison de transition ou en détention à domicile », a déclaré Hennessy à The Intercept - bien que les maisons de transition aient également été victimes d'épidémies mortelles de coronavirus. Mais il y a des millions de personnes qui sont piégées et qui contractent le Covid-19 et meurent dans le système carcéral dit-elle. « Quatre-vingt-dix pour cent des prisonniers sont des personnes qui ont été victimes de violence, de traumatismes, de pauvreté, d'addiction, de négligence, d'abus dans leur enfance - et c'est ainsi que nous les traitons ? »
Les militants ont pu, lors de la proclamation des condamnations, s'adresser au tribunal d'une manière qu'ils se sentaient incapables de faire lors de leur procès, qui a eu lieu l'année dernière. « J'ai l'impression que la condamnation est une sorte de victoire », dit Hennessy. « La juge et le procureur ont dû entendre des choses très importantes que nous ne sommes pas forcément autorisés à dire pendant le procès. »
Jeudi, lors d'une déclaration enflammée, Trotta a expliqué comment chacune de ses arrestations précédentes avait été pour « une réaction à un crime de guerre usaméricain ». Dans une puissante admonestation contre la violence commise à l'étranger par les USA, Trotta a déclaré à la cour, « [Je] crois profondément que ce dont notre pays a besoin, désespérément, c'est d'une résistance beaucoup plus importante à sa politique étrangère actuelle, qui est une menace pour le monde, pas seulement pour les armes nucléaires, mais même à travers, tout simplement, la guerre actuelle ».
« Le trident à Kings Bay tue et fait du mal en mon nom », a déclaré Grady à la juge. « Pour être clair, ces armes ne sont pas une propriété privée, elles appartiennent au peuple des USA. Elles m'appartiennent, elles vous appartiennent, elles nous appartiennent ».
L'avocat Matthew Daloisio, coordinateur de l'équipe juridique Sept Plowshare de Kings Bay, estime que les accusés ont été suffisamment punis et prévient que certains d'entre eux ont des antécédents médicaux qui les rendent plus susceptibles de subir de graves dommages du fait de la pandémie. Il s'interroge également sur les raisons pour lesquelles la prison serait applicable à ces militants.
« Le tribunal ne devrait pas essayer de dissuader les gens d'agir selon leurs croyances religieuses sincères », a déclaré Daloisio à The Intercept. « Pour ce qui est de la réhabilitation (par la prison), je pense que tout le monde est d'accord pour dire qu'il n'y a pas à réhabiliter des personnes ayant agi à partir du principe que les êtres humains ont le droit de vivre, et pas sous la menace de l'annihilation nucléaire, pas sous la menace de la destruction de la planète entière ».
NdT
* Plowshares = charrues. Nom inspiré du Livre d’Isaïe dans la Bible : « Il sera juge entre les nations, il sera l’arbitre d’une multitude de peuples. De leurs épées ils forgeront des socs de charrue, de leurs lances des serpes : une nation ne lèvera plus l’épée contre une autre, et on n’apprendra plus la guerre. »
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